Les passeurs d'eau

Références :

1 - Etude historique sur le Boulou (Roussillon) - 1924 - Henry Aragon par Gilles & Dufour à Perpignan

Introduction

Les passeurs d'eau avaient pour fonction de passer les voyageurs et les voitures directement sur leurs épaules. Nous en avons une description très précise dans l'ouvrage en référence Pont suspendu au Boulou sur le Tech, et à l'occasion des crues, particulièrement sévères et dévastatrices.

Extrait de (1), lui même partiellement extrait d'un ouvrage de M. Laflou:

"Le passage du Tech offrait pour les voyageurs des difficultés parfois insurmontables pour éviter de s’enliser, de s’enfoncer dans les gouffres que creuse le torrent, ils contournaient le lit du fleuve, franchissant des ravins, contournant la rivière de Vivès, de las Aygues de Nogarède, de Fouilla, entre Cérét et Maureillas.

Lorsque les bacs, les passerelles avaient disparu par suite des crues ou quand les débordements de la rivière avaient détruit les ponceaux provisoires, il fallait s’adresser de toute façon aux passeurs d’eau.

Je produis fidèlement la description humoristique que fait M. Laflou de cette industrie.

« les voyageurs étant tenus d’avoir recours à eux, se rendaient aux abords de la rivière et s’adressaient à ces hommes de peine que nous nommions alors Barcas de coul[1] ou passeurs d’eau : ces hommes habitués en toute saison, même dans les rigueurs les plus extrêmes de l’hiver, à franchir de nuit et de jour ce torrent, se tenaient constamment aux abords du gué, prêts à traiter et à traverser le Tech, quel que soit le volume d’eau, avec promesse de les apporter à bon port en toute sûreté.

Voici le manière dont ces malheureux s’y prenaient pour gagner bien souvent leur misérable vie au péril de leurs jours.

Lorsque la rivière avait un volume démesuré, que les gouffres du torrent sautaient bien plus haut que les chevreuils, où homme né ne pouvait la traverser à la nage, ni au bac, vu la rapidité dudit torrent qui entraînait arbustes, arbres de haute futaie et tout ce qu’il trouvait sur son passage.

Ces hommes de peine promenaient de leur mieux la rive gauche du Tech, cherchant les passages les plus larges et les endroits où l’eau leur paraissait plus tranquille, par exemple : lo pas del prince (passage des princes), qui se trouvait à l’origine des Orts del Bosch (est), en face le Camp de l’Oum, venant dudit Portalet (de la deuxième porte de la Cité), partie ouest, traversant l’olivette grand descendant la rive gauche du Tech par un chemin d’utilité privée connu sous le nom de Carrerade … ayant cinq mètres de largeur, traversant en ce point la rivière du Tech, le gué ou gravier, par la rivière de Rome, vulgairement connue sous le nom de rivière Saint-Martin, allant se raccorder à l’ancienne route N°9 près lo mas Dion, aujourd'hui impraticable.

Il est bon de vous faire observer que, quoique l’eau leur arrivât jusqu’au cou et qu’avec les pieds ils ne touchassent seulement pas à terre, il ne fallait pas s’effrayer: quel que fût le volume d’eau, les voyageurs arrivaient toujours à bon port.

Ces passeurs d’eau, pour ne pas exposer les voyageurs qu’ils se chargeaient d’apporter sains et saufs à l’autre bord, commençaient à essayer les passages les plus faciles, formant une espèces de chaîne entrelacée de leur bras tendus en dessous et en dessus des épaules, marchant droit et d’un pas ferme : coupant obliquement l’eau en suivant légèrement le cours, quittant pantalons, vestes, gilets, même parfois la chemise, suivant les circonstances, c’est-à-dire nu poil.

Par décence, s’il y avait du sexe, en ce cas, ils laissent tomber celle-ci jusque sur le genoux, puis en entrant dans le gouffre, ils avaient soin de tortiller le bandeau de ladite chemise et se la mettaient à la bouche, crainte de ne pas être exposés[2] à se voir submergés ou entraînés par le courant.

Ces hommes, en formant leur chaîne, avaient la précaution de placer un des passeurs intelligents en tête de chaîne, toujours du côté ouest, d’où venait l’eau : celui-ci n’était jamais porteur d’aucun fardeau ; au contraire, il en faisait que se soutenir légèrement de la main sur l’épaule de son collègue et surtout, autant qu’il était en son pouvoir, sur la surface de l’eau, afin d’en amoindrir le courant.

Celui qui se trouvait à son côté, se trouvant allégé et fortement appuyé par ses compagnons, formait un pilier ou base fondamentale avec ceux du milieu qui portaient sans nul risque sur leurs épaules les voyageurs et leur butin au-delà de la rivière.

Le dernier qui faisait partie de la chaîne du côté est, en dessous, servait seulement d’appui et était le moins fatigué en ce passage, vu qu’il n’avait, en comparaison des autres, que les deux tiers de l’eau et encore paisible; aussi cette place était ordinairement réservée aux passeurs les plus faibles ou protégés. »

Code réglementaire des passeurs d’eau

Mais ces passeurs, qui travaillaient en communauté sous le patronage d’un chef expérimenté, avaient leurs règlements, leur code. L’un d’eux remplissait les fonctions de trésorier et aplanissait toutes les difficultés, tous les différends si parfois il s’en élevait. Au coucher du soleil ou parfois plus tard, suivant la besogne, « leur chef faisait l’appel de ses 40 ou 50 hommes, remettant à chacun leur quote-part : chacun réintégrait ainsi son foyer, apportant le fruit de sa journée. »

Chaque section marchait à tour de rôle, mais si la traversée était dangereuse, ils se mettaient immédiatement dans l’eau à titre de secours et allaient rejoindre avec ordre l’autre secteur. S’il s’élevait quelque différend à la suite d’une crue ou s’il se trouvait des retardataires, ceux-ci n’avaient point part entière au bénéfice de la journée ; mais il y avait aussi des dissidents, ceux de la communauté avait rejetés de l’assemblée. Aussi ces derniers avaient-ils cherché, à titre de concurrents, à former une section particulière afin de travailler de leur mieux à leur avantage.

Aussi qu’en résulte-t-il ? si une des sections divisées se trouvait de l’autre côté de la rive et avait traité en particulier pour un « passage saillant », si elle apportait ou conduisait elle seule, les tartanes, les voyageurs et les voitures, etc., ceux de la rive opposée n’avaient qu’à mettre les pieds dans l’eau jusqu’à la cheville pour gagner leur solde comme s’ils avaient contribué à toute la besogne, c’est-à-dire que leur portion devait être égale : si par exemple, d’un côté se trouvaient cinq passeurs, et de l’autre sept, chaque section devaient percevoir sans fraction la moitié de la recette effectuée pendant ce passage.

Ruse des passeurs

Mais ces êtres malheureux, ordinairement oisifs, usaient de subterfuges lorsque la rivière baissait, afin « d’en imposer aux voyageurs et au roulage » lorsque les passages paraissaient dangereux, en persuadant les voyageurs qu’ils couraient le risque de leur vie s’ils tombaient dans quelque écueil, si on ne les accompagnait pas.

Voici les principales ruses adoptées par ces hommes :

Ces hommes « profitaient de l’obscurité de la nuit et faisaient glisser dans le gouffre des corps durs ; le lendemain arrivait une voiture, tartane ou bête de somme. Ces messieurs les conduisaient ordinairement droit à l’embûche qu’ils avaient préparés la veille ; si le bonheur, d’après eux, les faisait trébucher, c’était alors qu’il y en avait de gris ; aux cris de « au secours ! » et des coups de fouets, toute la bande courait pêle-mêle, feignant eux-mêmes de tomber dans l’eau, glissant quelques mètres le long du courant, baignés de pied en cap ; les complices de ce stratagème laissaient le tout pour aller au sauvetage de leurs amis ; ils se trouvaient deux, trois et même davantage ainsi baignés.

L’étranger éperdu, ignorant leur ruse, se trouvait heureux d’en être sorti quitte, leur offrait encore quelques largesses qu’ils recevaient à bras ouverts.

Quoiqu’il en soit, quoique ces hommes vécussent partie dans l’oisiveté, pour mieux dire dans la fainéantise, ils rendaient au péril de leur jours de signalés services à nos semblables, notamment dans la saison rigoureuse de l’hiver, où l’eau est excessivement froide et parfois glacée.

M. Laffou nous fait un récit typique de ces barcas de coul, passeurs d’eau, dont la chair, les jambes et les cuisses, en sortant de l’eau, étaient « rouges comme de l’écarlate ; ils grelottaient comme les feuilles d’un arbre, tant ils étaient pris par le froid ; à vrai dire, à chaque poil des jambes, ils avaient une goutte d’eau gelée, brillant comme du cristal ».

Et pour conclure, le chroniqueur ajoute avec beaucoup d’esprit et d’humour, que "tout ce qu’ils gagnaient non à la sueur de leur front, mais bien avec le froid le plus rigoureux, tout s’échangeait en fumée, aux cartes, aux jeux de l’étreille et en quelques bons repas : c'est-à-dire que tout ce qu’ils gagnaient avec l’eau s’en revenait par le même chemin. »

 

[1] Cette métaphore singulière et même risquée peut être interprétée ou traduite ainsi : les passeurs d’eau, en se mettant dans la rivière, transportaient , à la place des barques, les voyageurs assis sur leurs bras qui formaient une chaîne tendue et ininterrompue. En somme les passeurs remplaçaient les barques où les personnes étaient assises. cette interprétation est plausible, à moins que le vulgaire n’ait voulu par ces mots désigner les passeurs qui se jetaient à l’eau à moitié nus et ne pouvaient cacher leur nudité.

[2] Sans doute il faut lire : dans la crainte d’être exposés, ou pour ne pas être exposés